QUELS APPORTS DE LA MEDECINE TRADITIONNELLE AFRICAINE AUX ORGANES NATIONAUX DE SANTE ?
Séminaire International : Danse, Guérison et le Sacré en Afrique
Jérome Mba Bitome
Chercheur à l’université Omar Bongo,
Gabon
Introduction
Loin d’être élucidée ou considérée comme accessoire, la question relative concernant les apports éventuels de la médecine traditionnelle aux organismes nationaux de santé est toujours à notre avis au cœur de tout processus d’intégration ou plus exactement de toute recherche de collaboration entre le système de soins dit moderne et celui considéré dit « traditionnel ».
En effet, non seulement la nécessaire connaissance de ces divers apports devrait amener les tradi-praticiens à mieux s’exprimer face aux professionnels de la santé (médecin moderne) parce qu’ils auraient mieux maîtrisé les différents domaines qui feront l’objet de leurs apports, mais elle devrait aussi, en intégrant le processus « reflexion-action et action-reflexion », permettre, à travers de refus du passé et du présent, de progresser vers un avenir meilleur, basé sur une idéologie sanitaire pour l’Afrique qui s’appuierait sur un ensemble des valeurs, des croyances et des représentations.
C’est dans cette perspective et à la lumière du constat fait au Séminaire atelier sur la médecine traditionnelle, récemment tenu à Libreville, que nous nous proposons de tenter de dégager des principes et/ou des orientations susceptibles de garantir une collaboration harmonieuse entre les deux systèmes de soins, collaboration franche, sans concession, mais pleine de compréhension de part et d’autre et pouvant, à terme, générer des nouvelles pratiques de soins, enrichir la vision actuelle des soins, dans le souci de satisfaire et de faire bénéficier les populations, combien nécessiteuses et démunies, de leur droit à la santé.
Nous n’avons pas la prétention ici de présenter une liste d’actions de tradipraticiens, mais de susciter une profonde réflexion en proposant quelques principes et orientations en vue d’une meilleure intégration ou chacun amène son propre « produit » à travers lequel il affirme son identité culturelle et sa manière de concevoir et de représenter la vie.
Cadre de réflexion
Rappelons que le thème « médecine traditionnelle et son rôle dans le développement des services de santé en Afrique » avait été le seul à être choisi à l’unanimité parmi tous les sujets proposés à la quatrième session du comité régional de l’OMS pour l’Afrique tenue à Brazzaville en septembre 1974. Ce thème répondait aux « préoccupations des participants, soucieux de consacrer toutes les ressources disponibles ou exploitables au développement sanitaire et de mettre à contribution les guérisseurs qui ne doivent plus continuer à être considérés comme des éléments marginaux. »(1)
De plus, ce souci se justifiait non seulement par le fait que plus de 80% des populations africaines, sans distinction de sexe ni rang social, ont recours à la médecine traditionnelle, mais aussi parce que les divers problèmes de santé identifiés à cette époque (et qui malheureusement persistent avec la même intensité jusqu’aujourd’hui), ont montré que la médecine moderne, en dépit de ses découvertes spectaculaires au cours du 20ème siècle, « s’est avérée inapte à résoudre les problèmes de santé des populations rurales » (2), (même celles des bidonvilles qui ceinturent les grandes villes des pays en développement notamment en Afrique) alors que la médecine traditionnelle, pilier du patrimoine culturel africain recèle des forces potentielles capables de suppléer ou de remédier à certaines de ses insuffisances.
C’est là le point de départ de l’idée d’une intégration de la médecine traditionnelle au système national de santé.
Aperçu sur l’application de l’intégration du médecin traditionnel
Depuis lors, sous l’impulsion de l’OMS et agissant notamment dans le cadre de l’approche des soins de santé primaires définie à Alma Ata (URSS) en 1978, certains pays ont, soit amorcé le processus d’intégration en créant de nouvelles structures au sein de leur ministère de la santé (directions ou services de médecine traditionnelle) soit en favorisant les tenues locales des colloques sur la médecine traditionnelle, soit en suscitant les associations nationales des tradipracticiens, soit encore en les intégrant dans les programmes d’instituts spécialisés après avoir identifié un domaine d’intérêt précis (cancérologie, pédiatrie, dermatologie, hépatologie neurologie, obstétrique…), ou dans les programmes nationaux de santé (application de l’approche des soins de primaires).
Situation actuelle au Gabon
Au Gabon, comme dans beaucoup d’autres pays, le processus d’intégration de la médecine traditionnelle est encore à un stade embryonnaire. En effet, notre pays vient seulement d’amorcer celui-ci avec la tenue d’un premier Colloque-Atelier national sur la médecine traditionnelle organisé par le ministère de la Santé Publique du 28/11 au 1er/12/1999. Ce Séminaire a d’ailleurs été avantageusement repris et renforcé par la première conférence internationale sur le Bwiti organisé par le LUTO du 8 au 13 mai 2000, qui s’est beaucoup intéressée à l’aspect thérapeutique, notamment dans le cadre de l’initiation au Bwiti.
Ce séminaire a débouché sur certaines recommandations pertinentes dont quelques-unes ont déjà reçu un écho favorable au niveau décisionnel le plus élevé du pays (conseil des Ministres), avait un triple objectif :
- La promotion et la valorisation de la médecine traditionnelle ;
- L’encadrement technique et scientifique de la médecine traditionnelle ;
- L’adaptation d’une réglementation et le respect des règles d’éthique de cette discipline.
Tout observateur averti a pu y faire les quelques observations suivantes :
- Les objectifs reflétés par certaines recommandations, s’inscrivent dans une logique d’intégration à caractère coercitif ou le tradipraticien est « prié » de se soumettre au système des soins moderne. Cette intégration progressive et réglementée des détenteurs de la médecine traditionnelle préalablement formés aux exigences de base de la médecine moderne (asepsie, hygiène…) ne laisse-t-elle pas entrevoir, à terme, une « phagocytose » des tradithérapeutes et de leurs pratiques ?
- Les médecins et les pharmaciens qui ont conduit et marqué les débats tout au long du séminaire, n’ont fixé leur intérêt pour la médecine traditionnelle que par rapport à l’usage des plantes. Peut-on uniquement réduire la médecine traditionnelle à la phytothérapie ?
- Les professionnels de la santé se sont imposées aux tradi-praticiens comme étant pratiquement les seuls détenteurs de la connaissance médicale. Une telle attitude peut-elle garantir une franche collaboration entre les deux systèmes de soins ?
- Les tradi-praticiens ne se sont pas suffisamment exprimés face aux médecins et pharmaciens, comme s’ils étaient désormais résolus à jouer le rôle d’« auxiliaires des infirmiers auxiliaires » que l’on pouvait aisément imaginer à travers les propos et réactions des professionnels de la santé.
Ces quelques observations nous amènent à dire que les professionnels de la santé, en tant que responsables de l’organisation du Séminaire n’ont envisagé d’examiner que les dimensions de la santé relatives à la santé publique et à la promotion sociale, à la recherche scientifique et au développement économique.
En effet, la dimension relative à la santé publique et à la promotion sociale reconnaît l’urgence de mettre à la portée des populations surtout rurales, si déshéritées en matière des soins de santé, des moyens simples, faciles et peu onéreux pour protéger et améliorer leur état de santé. Les guérisseurs traditionnels, en raison de leur importance numérique et de leur influence auprès des populations, sont présents comme des « personnes ressources » que l’on pourrait intégrer dans l’équipe de santé.
La dimension scientifique s’explique par le fait que la pharmacopée africaine utilise des produits d’origine végétale, animale et minérale dont sont issus de nombreux produits chimiques pharmaceutique. Cette pharmacopée pourrait dans l’avenir contribuer à alimenter la fabrication éventuelle des produits médicamenteux.
Enfin, la dimension économique est envisagée dans la mesure où les plantes et les autres produits utilisés dans la médecine traditionnelle peuvent être employés à l’usage local et à l’exportation soit de manière artisanale, soit sous forme de produits industrialisés, ce qui permettrait de limiter l’importation de produits pharmaceutiques.
Ce sont là des idées forces qui ont permis depuis plus de trois décennies, de définir les orientations classiques de l’intégration des tradi-praticiens. Mais si elles sont pertinentes par rapport à la situation de la région, elles ne sont pas exhaustives et ne peuvent pas toujours répondre aux attentes des populations, ni envisager un avenir prometteur du médecin traditionnel africaine. Elles doivent être complétées par des idées concernant la dimension culturelle de soins.
Aussi, chaque pays doit-il chercher à comprendre les causes qui rendent la médecine moderne inapte à satisfaire les besoins en soins de santé des populations afin d’examiner dans quelle mesure la médecine traditionnelle pourrait favorablement contribuer à l’amélioration de la situation, notamment en ciblant ses actions sur les causes d’inaptitude de la médecine moderne évoquée ci dessus.
Distinction entre médecin moderne et médecin traditionnelle
L’on sait qu’en dehors des insuffisances quantitatives et qualitatives des personnels de santé, des lacunes sur les plans organisationnel et institutionnel, l’approche scientifique, base de la médecine moderne a pour caractéristique fondamentale d’isoler les éléments d’un ensemble afin de mieux les étudier ; elle ne peut donc pas rendre compte des aspects aussi complexes que les soins de santé axés sur l’individu, sur la famille et sur la communauté qui impliquent des interventions planifiées au niveau de l’environnement global.
En effet, pour le raisonnement cartésien, la maladie est nécessairement due à une cause physiopathologique matériellement vérifiable, la machine humaine étant constituée d’organes, comme toutes les autres machines, c’est à dire d’un assemblage de pièces détachées, fonctionnant chacune pour son propre compte, mais suivant une synchronisation spécifique avec d’autres pièces. L’organe malade est soigné pour lui-même, rarement au regard sur les autres organes qui l’entourent. Cette médecine a dissocié en l’homme, l’esprit considéré comme élément sain, donc exempt de toute maladie du corps, porteur de péché, de souillure, de maladies…qu’il faut soigner…il l’a aussi amputé de tout sentiment, de toutes relations et d’échanges avec l’environnement social et écologique.
La médecine traditionnelle, quant à elle, reflète sous toutes ses formes un mode de vie, un mode de pensée, une culture spécifique, une facette de la culture et du patrimoine religieux africains. Elle considère la maladie comme liée directement et indirectement à des facteurs non organiques qui peuvent être rarement visibles (parasites intestinaux) mais le plus souvent invisibles. Ils sont introduits dans l’organisme par des êtres antropomorphisés. Mais la maladie est aussi la résultante d’un déséquilibre entre l’homme et son milieu. Celui-ci comprend quatre pôles essentiels :
- Le pôle phylogénétique (pôle majeur) qui comprend la relation entre l’homme et les ancêtres derrière lequel il faut entrevoir la notion de Dieu (relation phylogénétique)
- Le pôle ontogénétique qui comprend la relation entre l’homme et sa famille (relation ontogénétique)
- Le pôle socio-communautaire qui comprend la relation entre l’homme et la communauté (relation communautaire).
- Le pôle environnemental qui lie l’homme au divers éléments de la nature et de l’écosystème (air, eau forêt, faune, flore, relation environnementale).
C’est-à-dire que pour la médecine traditionnelle la maladie peut siéger ailleurs que dans les organes et qu’il importe de regarder au-delà du corps pour apprécier la notion de santé-maladie.
Comment comprendre et identifier cet « Ailleurs » où peut encore siéger la maladie ?
Quel est cet « Au-delà » du corps qui peut aider à apprécier d’une autre manière la notion de santé-maladie ?
Les quelques idées et interrogations ci-dessus nous amènent à dire qu’il est indispensable de chercher à étudier la médecine traditionnelle en tant que partie d’une culture qui a sa dynamique, son histoire, ses valeurs, ses représentations et ses croyances. Car il n’est pas possible de parler de santé ou de soins sans chercher à comprendre la représentation que l’on se fait de l’homme dans la société en question. Tous les grands théoriciens des soins à l’exemple de Martha Rogers, Imogène King, Hildegarde Peplau, Nightingale, pour ne citer que ceux là, ont justement défini leurs modèles de soins à partir de la conception de l’homme qui prévalait dans leur milieu social.
Dès lors, il ne s’agit plus simplement de former les tradi-praticiens aux techniques d’asepsie et d’hygiène pour pouvoir les intégrer comme des simples agents de l’équipe de santé, mais de leur permettre de nous montrer ce qui va constituer concrètement le pourquoi et le comment de leur apport. Ce n’est que dans cette optique qu’i est possible d’examiner les modalités d’intégration de cet apport dans le processus actuel de soins de santé.
Préalables pour une meilleure identification des apports de la médecine traditionnelle
Ces préalables concernent la connaissance de la culture des membres qui doivent bénéficier des soins de santé. Mais la culture d’une communauté, d’un peuple ne peut être mieux étudiée qu’à travers l’homme, être vivant à la fois biologique, psychologique, socio-spirituel et lignagé, sans dissociation possible, et ayant une évolution double biologique et socioculturelle et soumis à toutes les influences complexes et interdépendantes – être de sang en ce sens qu’il est toujours émerveillé et attiré pour l’inexplicable, le sacré.
Pour l’homme africain en général et gabonais en particulier, le concept de santé, qui ne diffère pas de celui de vie, est compris dans un même univers humain spécifié par une communauté d’appartenance où interagit dans une constitution grandiose :
- Un ensemble de valeurs culturelles fondamentales ;
- Les dispositions juridiques manifestant les règles de coexistence communautaire ;
- La structure fondamentale des hiérarchies ;
- La conception et la représentation de la vie, de la naissance, de la procréation, de la mort ainsi que les procédures rituelles qui les prennent en charge, bref toutes les expériences, croyances et pratiques socioculturelles qui constituent un vaste réseau de significations humaines intimement liées entre elles dans un même horizon anthropologique.
Ce sont ces relations intrinsèques, inhérentes aux divers aspects d’expression d’une communauté humaine qui imposent une orientation épistémologique de la communauté humaine, dans les limites de son propre horizon de sens. Le but de cet horizon de sens est axé autour et sur une problématique unique : l’homme dans son milieu social et écologique.
C’est-à-dire que pour comprendre les problèmes de santé-maladie et de soins des gabonais, il faut d’abord comprendre en profondeur l’homme gabonais dans la stricte mesure ou nous comprenons la nécessité de l’impliquer comme co-partenaire à part entière dans la prise en charge des problèmes de santé.
Dès lors, l’intérêt de la recherche et des connaissances fondamentales en matière de santé-maladie devient indispensable d’autant plus qu’il est apparu au fil des années d’expérience de terrain que les seule connaissances biologiques (issues de la science) si performantes soient-elles devenues, ne suffisent plus à la réalisation concrète de programmes de santé publique.
Si les sciences sociales et humaines deviennent des partenaires nécessaires à la santé, la médecine traditionnelle et les tradi-praticiens constituent en Afrique, une réalité socioculturelle de fait. Intégrer cette donnée fondamentale c’est non seulement rechercher une meilleure intelligence de nous-mêmes, mais aussi une meilleure connaissance de l’homme africain. Celle-ci passe par une étude approfondie et indispensable des pratiques et de l’expérience de tradi-praticiens afin de mieux cerner, à partir des différents processus de soins (danse, parole, musique, invocation, sacré…), les aspects qui, en raison de leur pertinence et de leur innovation peuvent susciter, dans le processus des soins de santé, les différents apports de la médecine traditionnelle d’ordre pharmacologique, sociologique, psychologique, anthropologique, relationnel et médicinal.
Conclusion
L’on peut donc dire qu’une intégration méthodique selon l’esprit ci-dessus devrait déboucher soit sur l’élaboration possible d’une théorie de la personnalité africaine, soit sur une nouvelle vision du processus santé-maladie fondé sur un ensemble de valeurs, de croyances et de pratiques propres aux cultures africaines, mais surtout sur une sélection méthodologique des techniques traditionnelles appropriées pouvant à terme générer des techniques alternatives de soins. Il convient à cet effet que les tradi-praticiens acceptent de mieux s’ouvrir non pas seulement aux professionnels de la santé mais aussi aux professionnels des sciences sociales et humaines. Cela nécessiterait de mettre en place une structure interdisciplinaire qui constituerait le lieu de rencontre périodique entre les tradi-praticiens et les chercheurs en sciences sociales et humaines. Cette structure permettrait d’allier la pratique du terrain qui devrait être réalisée avec la contribution de tradi-praticiens reconnus, à la perspective théorique d’ensemble défini d’un commun accord par les chercheurs.
C’est un tel cadre qui pourrait ainsi analyser concrètement, selon des normes scientifiques, les effets d’ordre sociologique, anthropologique, physiologique, psychologique et relationnel des actes qui caractérisent les différents rituels et gestes liés à la pratique traditionnelle des soins ainsi que leurs conséquences positives ou négatives sur la personnalité considérée à partir de la représentation propre aux sociétés gabonaises.
Ce cadre pourrait plus concrètement contribuer à l’étude exhaustive de la danse, c’est à dire prendre en compte diverses dimensions : thérapeutique, artistique, sociologique, relationnelle, économique, religieuse, psychologique… afin de l’intégrer dans le cadre plus global du développement socio-économique national.
Ceci nous amène, dans le cadre précis de ce Séminaire, à dire qu’il convient de créer une structure plus vaste au sein de laquelle interviendrait respectivement le CICIBA, le Ministère de la Culture, le Ministère du Plan, le Ministère de la Santé, afin de susciter une politique nationale de la danse, qui introduirait l’homme africain dans la réalité subtile de l’univers et, par conséquent, contribuer à des niveaux différents au développement de notre pays.